Bienvenue
La Luna / EXPOSITION
La Luna donne à voir son processus de recherche-création.
25 ans de travail artistique développé dans les quartiers populaires nantais et ailleurs (1993-2018)
Permettre de penser et de créer durablement la relation esthétique aux territoires de vie et aux personnes habitantes.
Explorer de nouveaux paysages. Construire. Réaliser des formes plastiques, créoles, combinatoires, brutes et audacieuses.
Une envie de créer des images et des espaces à vivre sous condition de rencontre.
Une envie d’art, d’air, d’expériences. Juste un art nourri des autres.
Quelque chose comme une tendre promesse, sauvage.
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OUVERT TOUS LES JOURS – ENTRÉE LIBRE
Du lundi au samedi de 13h00 à 19h00
Le dimanche de 10h00 à 19h00 + à partir de 13H00 échange avec le collectif
INVITATION le samedi 26 mai à 17h dans le cadre de Carrément Biscuits,
les participants aux projets prennent la parole et racontent leur implication
dans des projets artistiques de création partagée, avec le groupe des Actions Collectives.
La Luna est une artiste collective qui vit et travaille à Nantes.
La Luna est le nom d’un collectif d’activité et de production artistique coopérationnelle qui réunit l’énergie créatrice de trois personnes : Anne Racineux, Laure Coirier et Marie-P. Rolland. Trois artistes plasticiennes qui partagent, depuis 1993, la coresponsabilité du projet artistique. Aujourd’hui, 2 axes de recherche artistique et de production esthétique se dessinent : l’ASUR* et la Coopérative publique. Trois instances et modes de diffusion s’enrichissent simultanément : les Lunaires, les Satellites et les Terriens.
La Luna développe dans la durée sa recherche-création.
Se développe une arborescence d’expériences et de réalisations, variables et visibles à partir de différents régimes esthétiques. Les projets artistiques se montent à partir de quelques notions clés fondamentales pour nous, et une organisation économique du travail précise et construite.
Donner un nom commun à une pratique collective
La signature collective des œuvres
La remise en question de l’autorat en art
La Luna est le nom d’un collectif d’activité et de production artistique coopérationnelle qui réunit l’énergie créatrice de trois personnes : Anne Racineux, Laure Coirier et Marie-P. Rolland. Trois artistes plasticiennes qui partagent, depuis 1993, la co-responsabilité du projet artistique.
« De deux choses lune, l’autre c’est le soleil » (Jacques Prévert, Le paysage changeur, « Paroles », 1949)
Donner un nom commun à une pratique collective
Faire le choix de prendre le nom commun de La Luna, c’est se rendre visible sous un signe commun et reconnaissable par tous. La Lune, satellite de la terre, est un corps opaque, qui ne brille que par la lumière qu’il reçoit du soleil, et que sa surface nous réfléchit… Comme la lune… ronde et féconde, qui, jour après nuit, éclaire discrètement les paysages sombres, rend fertiles les lieux oubliés ou relégués, allume la lumière douce tapie au sein de chacun d’entre nous…
* La Luna, une orthographe universelle, mais possédant plusieurs prononciations aux accents différents
La Luna, à la consonance latine et voyageuse, aime ainsi révéler en clair-obscur les zones d’ombre potentiellement subversives, selon un cycle permanent, sous des intensités variables.
La Luna, attractive, propice à réaliser ses rêves, aime prendre au sérieux le besoin de nouveaux paysages. La Luna s’applique à inventer des liens fertiles et des formes fécondes qui libèrent, pour mieux habiter ensemble, ici et maintenant.
La signature collective des œuvres
Partager la signature collective, c’est ruser avec la fonction d’auteur, rester libre sous couvert d’anonymat possible, échapper au classement normatif de sa fonction sociale, réduite souvent à une spécialisation technique et cadrée. Au sein du collectif de travail, chacune de nous, peut demeurer un électron libre afin de ne pas être assignée à un rôle univoque, permettant à chacune de nous de se transformer, à l’envi, en singularité libre et quelconque, sous d’autres horizons. Réserve et discrétion offrent une immense liberté et toutes les fantaisies.
Le travail en équipe collective sans hiérarchie permet d’expérimenter sur du long terme la notion de contribution à l’œuvre collective, à l’œuvre « du commun ». C’est un projet d’économie collaborative en art, qui trouve tout son sens en se développant, à l’ère numérique, sous forme juridique de « creatives commons », questionnant les limites symboliques du marché de l’art.
La remise en question de l’autorat en art
En art contemporain, la signature collective permet de remettre en cause l’autorité de la figure de l’artiste, exceptionnelle et géniale, réduite à la personnification et à la servitude qui l’accompagne ; et d’explorer les notions du multi-autorat et de l’hétéronymie, comme élément moteur de l’existence créatrice, développée au quotidien, au plus près du vécu et du temps présent, exactement là, à notre place parmi la multitude, au plus près de la vie, en général.
C’est aussi un moyen de détourner les principes juridiques du copyright, du droit d’auteur personnel, et d’introduire la notion politique d’œuvres d’intérêt général.
« Les premières places ne sont pas intéressantes, celles qui m’intéressent se sont les places à part » (Jean Cocteau, Les enfants terribles, (1929), édition Grasset, Paris, 19671)
En agissant en tant qu’artiste collective, La Luna aime jouer librement avec les postures multiples, échappant à toute classification hiérarchique, croisant les disciplines. Être à la fois l’un et l’autre, concepteur, faiseur, décideur, responsable, économe, secrétaire… faisant exister chacun dans le processus du travail créatif sans compétition, à sa mesure. Se poser les mêmes questions mais y répondre sensiblement singulièrement. Admettre les représentations différentielles du monde, dans la durée, sans s’essouffler, faire bouger les lignes de partage de la création artistique.
Une pratique réflexive de l’expérience créative
Une approche écosophique* de la pratique de l’art
Une pratique réflexive de l’expérience créative
La Luna inscrit sa recherche-création dans les axes de réflexion suivants :
Anthropologie, Art et Espace public / Art, Politique, Environnement / Esthétique des savoirs spatiaux et vitaux
La méthodologie du travail artistique de La Luna évolue toujours de manière itérative, entre pratique et théorie, entre faire et penser le faire. Dans le processus de recherche, chaque étape est une avancée, traversée de doutes, au plus proche de ce que l’on ressent, au plus près de ce que l’on pense au moment où la chose se réalise. C’est à la fois une pratique concrète et une recherche à propos du process en train de se faire.
Expérimenter, c’est découvrir, tester, rechercher et trouver en faisant. C’est faire confiance aux méthodes empiriques de la connaissance (intuition, bricolage, manipulation, mise à l’épreuve). C’est aussi prendre le risque de donner forme tangible et matérialité concrète à ses idées. L’ambition de lier recherche fondamentale et pratique expérimentale, permet de dessiner la possible participation sensible de chacun à l’intelligibilité du monde commun. En effet, l’activité de recherche théorique anticipe les instances du travail pratique et en font parties intégrantes. Cette manière de chercher et de fabriquer des formes artistiques expérimentales, remet en cause symboliquement et concrètement l’idée de la séparation des activités, entre ceux qui pensent et décident, et ceux qui sont voués aux travaux matériels et manuels. Le travail artistique ainsi conçu, permet de donner à voir et de mettre en scène « la main qui pense » (Juhani Palasmaa, 2009), rendant visible et tangible la dialectique entre pensée et matière.
(Juhani Palasmaa, La main qui pense, pour une architecture sensible, 2009 et 2013). L’auteur analyse la fusion totale des capacités mentales et manuelles et valorise le potentiel miraculeux de la main humaine. Selon lui, dans notre société actuelle, qui met tant l’accent sur le visuel et le virtuel, l’esprit et le corps sont devenus des entités déconnectées. Le corps humain, comme incarnation du savoir, n’est plus reconnu en tant que tel. C’est pourtant en mobilisant en permanence nos cinq sens que le corps devient notre propre outil de perception du monde, et c’est seulement par une unité de corps et d’esprit que l’acte de création peut avoir lieu. Juhani Pallasmaa défend la collusion entre existence incarnée, expériences sensorielles, conscience de soi, et pensée sensorielle et active du rapport au monde. Le corps, et son extension, la main, ayant un rôle fondamental dans l’évolution et dans les différentes manifestations de l’intelligence humaine, se situant au fondement de l’existence et de la connaissance incarnée. Une sensibilité à la dimension incarnée de l’existence et à l’interdépendance fondamentale entre les aspects mentaux et physiques des situations de la vie quotidienne, ainsi que les formes d’apprentissage en contact direct avec le monde naturel, sa complexité et ses épreuves, permettraient une approche plus empathiques et ingénieuses des phénomènes existentiels actuels et du monde vivant.
Faire de la recherche à partir de la pratique de l’art.
L’expérimentation artistique est envisagée comme un processus de recherche et de questionnement permanent sur nos pratiques, sur les modes de production et de création des dispositifs de représentation de l’art et de la culture dans les lieux ou les territoires qu’ils investissent, notamment à travers l’enjeu de la pratique collective partagée, de l’espace du commun généré et de l’espace public activé.
Penser à partir de la pratique procède d’une dialectique entre savoir pratique et savoir théorique qui se fécondent mutuellement, la pratique est alors considérée comme le terreau d’une élaboration théorique qui ne demande qu’à s’éprouver. Sont alors initiées une attitude expérimentale (apprendre en faisant) et une approche poïétique, en tant que science des processus de création (intention, conception, réalisation), afin de définir les hypothèses de recherche qui visent à questionner notre engagement concret face au réel et notre vision critique du monde.
Une approche écosophique* de la pratique de l’art
Les choix d’écritures et de langages plastiques de La Luna s’articulent toujours à des questions éthiques, sociales et politiques. La pratique de l’art dans cette perspective réflexive instaure des manières de faire, mettant en place des instances et des dispositifs à la fois analytiques et producteurs de subjectivité, de re-singularisation, individuelle et/ou collective.
Une sensibilité transversale portant le nom d’écosophie (F. Guattari, 1992) qui est l’articulation éthico-politique de trois registres écologiques (environnemental, social, mental), permettrait de faire émerger de nouvelles propositions formelles et poétiques, respectueuses des éco-systèmes vitaux. Elles permettent, de façon complémentaire, de penser les lignes de recomposition des praxis humaines, de développer une autre économie du temps, une autre répartition des espaces de travail, de créativité et de socialités, de réorienter la production des biens matériels et immatériels en tant que micro-domaines de sensibilité, d’intelligence et de désir, de faire émerger l’expression de nouveaux « Territoires existentiels ». qui tendent à modifier et à réinventer des façons d’être au monde.
« De nouvelles bourses de valeur, de nouvelles délibérations collectives donnant leur chance aux entreprises les plus individuelles, les plus singulières, les plus dissensuelles sont appelées à voir le jour (…) la notion d’intérêt collectif devrait être élargie à des entreprises qui, à court terme, ne profitent à personne, mais qui, à long terme, sont porteuses d’enrichissement processuel pour l’ensemble de l’humanité. C’est l’ensemble de l’avenir de la recherche fondamentale et de l’art qui se trouve ici mis en cause » (Félix Guattari, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989, p.67)
Opérer dans le réel : l’espace public et le champ social comme territoires d’expérience
Le partage du sensible comme relation esthétique au monde
La puissance politique de l’art : construire l’espace-qui-est-entre-les-hommes
Opérer dans le réel : l’espace public et le champ social comme territoires d’expérience
S’immerger dans le champs social et l’espace de vie quotidienne des populations rencontrées et intéressées permet de décaler les lignes de partage artistique et culturel. Et prendre place et corps dans l’espace public, permet de reconquérir le sens politique du champ de l’art et de l’élargir aux lieux qui ne lui sont pas réservés.
Les personnes invitées, motivées et concernées, peuvent entrer dans les process de création proposés et interférer dans les formes esthétiques résultantes. Elles élaborent elles-mêmes les « signes » forts de leurs présences et existences à partir de leur territoire de vie ou d’attachement et composent, alors, les régimes de leurs visibilités au monde.
« Firmin Quintrat (1902-1958). Ce dernier prit, en 1929, à l’âge de vingt-sept ans, la décision de dépenser les années qu’il lui serait encore donné de vivre à regarder le plus grand nombre possible de ses contemporains. Il parcourut le monde, les continents et, sans souci d’exhaustivité, sans fantasmer un regard total sur sa planète, il visita les villages, traversa les faubourgs, s’arrêta aux carrefours des grandes villes et consacra quelques secondes à tous les visages qui se présentaient à lui. Il ne tint pas les comptes de ses rencontres, pas plus qu’il ne confia ses émotions à un journal. Ses yeux furent ses seuls acolytes. Il n’ignora pas qu’on pût rire de son projet, lequel, effectivement, prêtait le flanc à des interprétations risibles : croisade humaniste, arpentage du monde par amour du genre humain, hymne de miséricorde psalmodié à l’échelle d’une existence. Non, Firmin Quintrat ne fut pas un ange de charité et de partage, sa bonne parole n’eut jamais de sujet. Il n’a toujours envisagé ce qu’il appelait sa « collection de contemporains », que comme un défi logique, une opération algébrique, une œuvre aussi.
« Mon œuvre, écrivit-il à son frère, puisque je suis artiste, ce ne seront pas des aquarelles, des eaux-fortes, des bronzes, des poèmes, ce seront mes yeux, qu’il vous faudra exposer sous un globe de verre, les yeux de l’homme qui aura vu le plus d’hommes dans sa vie. L’humanité se sera imprimée sur leurs rétines. Ces yeux, il ne faudra plus les envisager comme des outils, ils seront devenus des sommes, des archives, une collection unique. »
Son silence ne lui fit pas rencontrer Saint Jean de la Croix. Il fut naïf à sa manière, libre, et pour tout dire heureux, sans œuvres. » (Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres, I would prefer not to do, éd. Hazan, 1997, rééd. 2009)
La Luna construit son projet de recherche-création autour d’une exploration des espaces-temps contemporains à vivre en commun. En faire un projet d’intérêt général, public et politique.
La curiosité aiguisée pour les défis d’un présent en perpétuelle mutation, et l’empathie aux choses concrètes du réel sont des facteurs déterminants pour prendre part et position. À partir des matières du réel, il s’agit d’élaborer le dess(e)in d’une nouvelle fiction urbaine. Les artefacts et les représentations esthétiques racontent et expriment « ce qui pourrait arriver et se passer » et tentent de rendre intelligible les perceptions que l’on se fait du fonctionnement du monde. Il s’agit de forger et de fabriquer des structures sensibles et désirables, de reconfigurer les territoires du pensable, du faisable, du visible et de construire les contours de nouvelles formes d’urbanité. En effet, le fait artistique permet d’amplifier et de territorialiser autrement les questions qui nous traversent et les affects qui nous habitent. Une attention particulière à notre contemporanéité est primordiale pour imaginer ensemble des devenirs possibles qui nous dépassent.
Le partage du sensible comme relation esthétique au monde
La notion du « partage du sensible » (Jacques Rancière, 2000) habite de façon majeure les productions plastiques de La Luna, en construisant pour chaque projet, les « justes » espaces-temps d’un partage esthétique et culturel, où chacun puisse prendre part.
La technè artistique, en tant que méthode de représentation esthétique, permet de donner une forme tangible à cette relation et interaction qui existe entre les personnes participantes au processus créatif, les territoires de vie investis et le fait artistique produit. Cette dynamique de création se transforme en parti-pris poétique et critique et se veut d’intérêt général, ouvert aux questions politiques contemporaines.
Il s’agit alors de construire les formes esthétiques (plasticité, visibilité, sonorité, tactilité) d’une pratique de l’art qui « fait de la politique », de préciser le lieu qu’elle occupe, de ce qu’elle « fait » et « forme » dans l’espace public et social.
« Le partage du sensible est un partage esthétique qui fixe en même temps un commun partagé et les parts exclusives de chacun (…) La répartition des parts et des places se fonde sur un découpage des lignes de partage des espaces, des temps, et des formes d’activité et de visibilité, et détermine la manière dont chacun à sa mesure participe à une forme commune. Les manières dont des figures de communauté se trouvent inscrites plastiquement et prennent ainsi sens, définissent à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience, et l’art comme mise en forme et représentation de cette expérience sensible et participative ». (Jacques Rancière, Le partage du sensible, Esthétique et Politique, éd. La Fabrique, Paris, 2000)
Il s’agit de déplacer les lignes de partages culturels,, afin d’ouvrir de nouveaux espaces d’existences possibles, alternatifs et réjouissants, d’inventer de nouvelles formes d’urbanité en questionnant notre relation esthétique au monde.
« Prendre place et corps sur l’espace-temps public afin de fabriquer des espaces et des images à vivre sous condition de rencontre, où l’autre rencontré devient élément générateur, constitutif et ferment actif de l’œuvre à faire. Autant d’oeuvres ouvertes et de formes esthétiques partagées qui prennent sens et existent en tant que forces de proposition active, conflictuelle et dynamique pour la cité. » (La Luna)
Dans ces actions artistiques, la co-présence et le langage échangé entre les artistes et les habitants coopérateurs tiennent une place essentielle. Ainsi, des individus, les plus divers possibles, qui ont quelque chose d’indescriptible à échanger, viennent et se réunissent simplement pour fabriquer des œuvres en commun. Et c’est là que la forme esthétique et poétique devient question politique, puisqu’il s’agit de représenter les instances de la co-construction d’un bien commun. À chacun de s’en approprier une partie, par le faire ensemble, et d’en partager la responsabilité.
La puissance politique de l’art : construire l’espace-qui-est-entre-les-homme
« Nous avons choisi de produire un art qui naîtra de rencontres, de gestes, d’échanges, de paroles
juste un art nourri des autres (habitants, voisins, invités et courants d’air
Une manière à nous de penser et faire de l’art…
en lien avec des contextes sociaux, culturels, économiques et géographiques précis
en écho avec les problématiques qui animent les personnes rencontrées et les territoires habités
en relation constante avec un présent en perpétuelle mutation » (La Luna)
Représenter les formes et les relations qui constituent l’espace-qui-est-entre-les-hommes (Hannah Arendt, 1954), donner forme tangible aux potentiels de l’espace politique, c’est inscrire la recherche créative dans l’ambition de co-construire un devenir en commun, de participer à la production des communs, comme espaces libérateurs et émancipateurs. Il s’agit de déplacer le « faire artistique » sur l’espace du en-discussion et du en-commun, de le mettre en exposition, en visibilité et aussi en réflexion partagée, en dicibilité. Ainsi, celui qui fabrique (artisan, technicien, bricoleur, artiste) peut prendre part au pensé et discuter le commun à partir de ce qu’il fait et du lieu où il est. Ainsi, les formes plastiques produites se situent dans une réflexion sur la responsabilité et la place de l’art dans son rapport au monde et aux autres.
« La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les-hommes, alors la politique se constitue comme relation » (Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique, (1954), éd. Le Seuil, Paris, 1994). La politique est l’espace qui permet d’exister au milieu de ses semblables, d’intégrer la dimension de l’altérité et de préserver la confrontation entre les différences. Elle est de première nécessité pour que le monde tienne ensemble.
Si l’on considère que la relation politique existe dans l’espace intermédiaire qui est entre les hommes, espace contradictoire et simultané à la fois, alors « la politique est nécessairement intersubjective », lien et écart à la fois, espace de tension et d’imagination. Elle est l’endroit libre où subsiste la pluralité des points de vue, où se meut la diversité des savoirs et des identités. Elle a pour but la création d’un monde commun dont il faut prendre soin et qu’il faut entretenir.
L’espace du politique entre les hommes devient matière à penser, matière à projet, il s’agit de lui donner une forme d’art, d’inviter chacun à trouver des solutions de participation dans ce processus politique et créatif, de réinventer la représentation de l’existence de soi et des autres, dans un espace-temps commun, partageable.
Notre engagement pour la fabrication d’une dimension publique de l’art nous a permis, petit à petit, de formuler une intuition, une urgence quant à la nécessité d’envisager, de repenser, les formes de l’échange et du partage culturel dans nos sociétés contemporaines. Une nécessité d’inscrire la pratique artistique dans l’espace social et politique afin d’inventer de nouveaux espaces, cadres et formes d’expression, de nouvelles relations esthétiques et symboliques, de nouvelles urbanités.
C’est cette logique de refondation de ce qui forme et constitue l’espace public, non pas tant l’espace du public (dans le sens des spectateurs), que la place du public, de la res publica ou chose commune, à définir en-commun, à générer un devenir commun.
Le format processuel et sériel des réalisations esthétiques
Un jeu subtil entre geste artisanal et expertise technologique
Une économie collaborative libre et créative
Le format processuel et sériel des réalisations esthétiques
Toutes les étapes du processus créatif comptent : privilégiant davantage le process, autrement dit le geste créateur que l’objet fini. Les différentes strates du travail sont rendues visibles, discutables, et partageables, inscrites sur le temps long de co-production. Ainsi, le processus de création en action est partagé et mis-en-scène, et devient aussi important que l’œuvre d’art, finalisée et exposée.
Chaque projet se décline dans un format sériel sur un temps long, un long processus de transformation. Les formes plastiques se développent sur un mode de création expérimental, s’approfondissent et se précisent dans la durée en un rhizome d’expériences et de matérialisations variables. La réalisation sérielle en cycles d’infusion et étapes d’infiltration (plusieurs années sont souvent nécessaires), permet de se concentrer sur une question pour un temps long jusqu’à son épuisement momentané.
Le caractère aléatoire des rencontres, la maîtrise précaire des lieux investis et le temps de la mise-en-oeuvre partagée ne permettent pas d’envisager l’oeuvre comme la production d’une forme achevée et totalement définie à l’avance, mais davantage comme un processus de co-création partagée sans cesse renouvelé, actualisé, perturbé et enrichi par cette friction même, qui inclut projets, rencontres, transformations, questionnements, hypothèses…
« Le processus de création est plus important que le résultat » (Joseph Beuys, artiste, 1982)
Voir la pensée du dessin chez Josef Beuys
Un jeu subtil entre geste artisanal et expertise technologique
La « fabrique artisanale », terme employé dans le sens de mettre-en-oeuvre des fabrications concrètes, à partir des énergies et des savoirs locaux et habitants, savoir-faire individuels et non académiques, expertises du quotidien et expressions singulières. L’approche artisanale du « fait main » est privilégiée pour laisser place à « la main qui pense » de chacun. La main modeste mais porteuse des multiples expériences de vie de chacun.
« Une projection puissante prend place dans l’acte créatif ; la constitution mentale et le corps entier du créateur deviennent le lieu de travail » Juhani Pallasmaa, La main qui pense Pour une architecture sensible, Actes Sud, 2013.
Pour ce faire, il faut prendre soin de trouver des matérialités facilement manipulables, qui laissent place à des savoir-faire variables : dessiner, peindre, coudre, broder, bricoler mais aussi filmer, écrire, performer.
Le recours aux matières recyclées, adoptant une tendance Slow design, permet de tester, expérimenter, inventer généreusement. Chiner les matériaux de base permettent d’inscrire l’économie de l’oeuvre dans le marché d’économie circulaire de l’Eco-design (récupération et réemploi), ne réduisant en rien les ambitions créatives.
Toujours et volontairement, les matières et techniques traditionnelles sont hybridées aux nouvelles technologies, de manière inventive et expérimentale. L’approche empirique des technologies numériques (montages virtuels vidéos, capteurs sonores) démystifie l’expertise sacralisante et excluante des spécialités techniques, les incluant dans le process artistique au même titre que les savoir-faire manuels. Les techniques artisanales, amateures et professionnelles, sont alors stimulées sans distinction, toutes augmentées et amplifiées par les moyens de communication technologiques actuels.
Dans ces conditions techniques et matérielles, la participation active reste possible permettant à chacun de collaborer et de s’inscrire librement dans la chaîne de co-production, à la place qu’il choisit, développant son juste potentiel en utilisant un code artistique équivalent (non pas semblable et égal) et lui permettant d’expérimenter à sa juste mesure avec les matériaux, en toute équité ».
Considérer l’activité artistique comme un travail, et s’intéresser à ses systèmes d’organisation productive, permettent à chacun de développer ces facultés créatrices et de participer à des situations créatives qui privilégient l’action collective et l’expérience coopérationnelle, la mutualisation des pratiques, l’échange des savoirs et le mélange des genres. Dans ce travail créatif, il s’agit d’organiser les situations du faire ensemble et d’expérimenter sans cesse les modalités dialogiques du faire et du penser en commun.
Tous ces gestes modestes, opiniâtres et rigoureux, s’intègrent de façon complémentaire dans la durée de l’oeuvre collective. Si les moyens techniques peuvent être variables et négociables, l’esprit de la mise au travail reste constant dans une forme de rigueur, de ténacité, d’exigence et de sens critique aigu.
« Les opiniâtres sont les sublimes, ils ont une pensée libre : combattants, déterminés à convaincre, presque impertinents, souvent indisciplinés (Victor Hugo) ».
Une économie collaborative libre et créative
L’économie collaborative repose sur le partage et l’échange de connaissances entre individus. La dynamique horizontale 2.0 « peer to peer » : contribution de la pratique amateure aux différentes productions de savoir, peut ainsi, remettre en question les conditions de la production artistique.
« Les personnes ayant un capital culturel et humain plus développés sont plus épanouies, résiliantes, adaptables, endurantes en tant de crise, parce que cultivant des compétences diversifiées et des acquis permanents et constants. » (Leadbeater Charles, Miller Paul, The Pro-Am Revolution, how enthusiasts are changing our economy and society, Demos, Londres, 2004). Le mouvement « Pro-Ams » (jumelage entre amateurs et professionnels) théorisé par Charles Leadbeater, stipule que les amateurs produisent des savoirs et des connaissances de niveau professionnel en dehors de leurs tâches fonctionnelles du travail rémunéré (environ 30h /semaine). Cette « activité symbolique et valorisante », des amateurs participants, devient à la fois, ressource mise à disposition pour la communauté, et valeur d’autonomie individuelle, indispensable en période de crise (altérations, chocs subis et exclusions), et participe à une économie circulaire des savoirs, qui permet à chacun d’en bénéficier.
Cette « ouverture à la pratique amateure, dans une logique de la contribution libre » est un élément fondamental des systèmes de production des oeuvres de La luna. Le « fais-le par toi-même, parce que tu le désires » est un argument d’éducation populaire important pour revisiter le concept de la participation et d’émancipation de chacun.
Quand le capital financier (en lien direct avec le travail rémunéré) vient à manquer, c’est la croissance du capital humain (connaissances et compétences), du capital social (relations et connexions) et du capital culturel et symbolique (savant et populaire) qui est recherchée, comme nouveaux indicateurs de richesse à revaloriser pour l’ensemble de la communauté. La Luna se situe à ce point précis d’une tentative de faire artistique.
« Quatre formes de capital (financier, humain, social et culturel) différemment assemblées, permettent à l’individu de se distinguer dans son identité et son style de vie, de se tenir en public, de révéler sa personnalité et de s’épanouir personnellement. L’individu accompli ne peut pas être réduit à son seul capital financier et doit accroître sa capacité à prendre part aux activités culturelles et sociales » (Pierre Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement, coll. Le sens commun, éd. de Minuit, 1979)
De plus, nous assistons à un contresens énorme, celui de croire que la démocratisation culturelle massive prônée depuis les années 80, permettant d’accéder à la culture et de consommer avec facilité un large éventail très diversifié de répertoires culturels, du savant au populaire, serait seule garante d’une meilleure démocratie culturelle.
« Seules les classes sociales supérieures et moyennes plus bénéficient du développement des activités culturelles et des industries créatives (spectacles, loisirs),, excluant toujours davantage les personnes de classes moyennes et populaires » (Olivier Donnat, De l’exclusion à l’éclectisme,, Enquête sur les pratiques culturelles, 1994)
Pour dépasser ce triste constat, il est important de reconnaître les droits de chacun à bénéficier des possibilités d’expression et d’accès à la culture, en admettant une ample diversité des pratiques culturelles et artistiques.
Plus que de parler de droits culturels (en théorie), il est primordial de mettre-en-oeuvre (en pratique) des processus de transformation de l’existant où, la culture est avant tout une action, une dynamique qui se pratique sans différenciation, en reconnaissant la réalité absolue de l’altérité de chacun et la puissance non pré-conçue de sa subjectivité, chacun étant capable de faire valoir son expérience singulière, sans distinction.
« La diversité culturelle et les droits culturels de chacun sont considérés comme facteurs de développement personnel et d’égalité. C’est dans la diversité des « écosystèmes culturels » qu’il convient de chercher les ressources pour respecter l’égalité des personnes et la valorisation de leurs milieux de vie » (UNESCO, Convention des Droits de l’Homme, Fribourg, Suisse, 2001)
Une oeuvre ouverte à tous
Une pratique artistique à partager
Des ateliers permanents de création collective
Une oeuvre ouverte à tous
L’ouverture de l’oeuvre suppose l’organisation minutieuse et calculée de l’ouverture d’un champ de possibilités : l’oeuvre s’ouvre alors à diverses interprétations, à diverses participations, à diverses réactualisations, en dehors de toute trame narrative préétablie trop excluante. La rencontre avec ce qui est surprenant, avec ce qui rompt avec les habitus, avec ce qui éveille la sensibilité critique, constitue toujours un ferment actif et ouvre l’imagination.
L’oeuvre existe alors grâce à la créativité qu’elle suscite chez le participant actif ou le simple regardeur, devenant l’espace-temps matérialisé immersif qui fait permuter des fragments de réalités composites et qui peut insinuer des expressions et des lectures infinies. Elle reste en mouvement dans une continuelle reconstruction, au plus près du mouvement de la vie dans la multiplicité de ses possibles directions.
« Produire une Oeuvre ouverte, c’est permettre au spectateur d’intervenir dans la transformation de l’oeuvre en cours, de faire partie de l’oeuvre et de s’intégrer comme un participant actif de la création propre » (Umberto ECO, La définition de l’art : l’Oeuvre ouverte, 1965). Élargir cette notion d’ouverture de l’oeuvre jusqu’à l’ouvrir à la participation de chacun intéressé.
Dans ce sens, il paraît donc de première importance de favoriser la création d’oeuvres ouvertes à la participation et à l’éducation artistique. Pour cela, il faudrait imaginer une pratique artistique qui favorise la dimension participative en privilégiant diverses manières créatives et déclencheurs potentiels : nécessité de laisser des choses non réglées, inachevées, ouvertes aux suggestions et implications diverses, inviter l’imagination de l’autre à intervenir mentalement et factuellement à la continuation de ce qui est réalisé, ménager plusieurs formes de contact avec la forme en train de se faire. Mettre-en-oeuvre un processus de création plus ample, complexe et immersif où chacun peut trouver sa place et tirer son fil de pensée intelligible.
« Les conditions de la vie doivent changer – la régénération ne viendra que du champ élargi de l’art. » (Joseph Beuys, Le concept élargi de l’art, 1988. Josef Beuys est un des membres du mouvement Fluxus, dont la maxime est : « Toute l’existence passe par le flux de la création et de la destruction » (phrase d’Héraclite). Il s’agit de trouver des matérialités plastiques et des actes inventifs qui régénèrent, stimulent et actualisent la conscience que l’homme possède de ce qui l’entoure et le rend vivant.
Ce concept élargi de l’art : l’acte créatif est plus important que l’oeuvre d’art, est la thèse de Joseph Beuys, qu’il appelle aussi « sculpture sociale ». Pour lui, l’art c’est la vie. L’art est action, et il doit être enseigné à tous, suivant les préceptes du pédagogue Rudolph Steiner, qui pose « le principe de la liberté de s’exprimer et d’agir comme but suprême de la société ».
« Tout le monde est artiste au sens où il peut donner forme à quelque chose… et ce qui doit à l’avenir prendre forme est ce que l’on appelle « Sculpture Sociale de chaleur ». Procédé thérapeutique, mais aussi procédé de réchauffement, entre les hommes, il va évidemment de pair avec le principe de fraternité, et l’augmentation de la conscience humaine qui devrait permettre de s’émanciper et de triompher de l’aliénation propre au monde du travail » (Joseph Beuys, La sculpture sociale, 1982)
« La sculpture sociale » est une forme spatiale de chaleur qui peut surgir spontanément dans l’espace qui existe entre les hommes, entre deux ou plusieurs personnes ou entre une personne et un objet. Selon Joseph Beuys, toutes matières, gestes et paroles qui augmentent par le biais de sa créativité, la sensibilité et l’individuation inédite de chacun, réconcilient l’individu avec son environnement.
En effet, c’est parce que l’anonyme, l’individu singulier porteur de sa propre culture et de son savoir, peut s’inscrire dans une action symbolique et transcrire son devenir potentiel, qu’il peut librement accéder à une représentation singulière de lui-même aux yeux des autres, et participer mieux à un corps social émancipé. C’est une manière de penser l’art et ses sujets, de mettre en œuvre un processus de création partageable entre participants.
« Chaque homme est un artiste en puissance. Il s’agit d’une potentialité (…) Le seul acte plastique véritable, consiste dans le développement de la conscience humaine » (Joseph Beuys, Fondation de la F.I.U. Université Internationale Libre pour la créativité et la recherche interdisciplinaire, 1973, Documenta 6, Kassel, 1977).
« Chaque homme est un artiste (potentiel) ». Cette affirmation est la base du travail artistique de Beuys et sa contribution majeure à l’histoire de l’art contemporain. Il affirme que pour sortir de sa barbarie et son obscurantisme, chaque homme peut cultiver son devenir artiste et « transformer la matière dans son état magmatique et chaotique en lui donnant une forme d’art en tant qu’éducation. Une pratique qui tend vers le social et arrive à pénétrer chacun, dans une intention émancipatrice ». D’après lui, l’art doit être enseigné à tous en tant que praxis, non pas pour que tout le monde devienne artiste, au sens classique du terme, mais pour que tous applique le principe de l’art (le potentiel d’imagination et de création) à son quotidien, afin de créer les conditions de l’expérience de la liberté.
Pratiquer le principe de l’art, le potentiel libérateur d’imagination et de création, c’est l’invitation par laquelle Joseph Beuys nous conduit à repenser notre relation esthétique au monde. C’est une tentative : un peu plus d’art, pour plus d’humanité.
« Ce fil qui circule entre tous, nous relie et fait de nous des êtres d’esprit nourris des combats politiques et poétiques de tous les autres, ceux d’avant, ceux de maintenant, ceux d’après. C’est ce que les vieux Chinois appelaient la « Longue vie » (Armand Gatti, Rêve d’humanité, janvier 2017)
Une pratique artistique à partager
Le collectif artistique est pensé comme un rassemblement temporaire de personnes et d’énergies dans une vision souple et ouverte, autour d’un objet à construire. À géométrie variable, autour du noyau dur (les 3 plasticiennes), d’autres personnes s’associent : habitants, acteurs sociaux, professionnels, artistes, selon les projets.
« Il s’agit toujours de trouver pour chaque projet artistique les « justes » instances de co-production créative, à dimension humaine »
« C’est un art orienté altérité » qui prend au sérieux l’intérêt porté aux savoirs (être et faire) des autres, quelqu’ils soient. Il révèle l’urgence d’envisager l’autre, d’être réceptif aux savoirs et sensibilités qu’il porte en lui et qu’il comprend, de renégocier du sens aux autres, et mieux encore de reconnaître le « sens des autres ».
C’est dans cette rencontre de soi vers l’autre que se loge le temps incalculable de la riche expérience de l’altérité.
Ouvrir l’oeuvre à l’altérité : à la présence active des autres, où chacun, faiseur et récepteur, participe intuitivement ou savamment, à la réalisation d’oeuvres plastiques, pouvant intervenir de façon multisensorielle et sensible. De la recherche et à la fabrication, la mise-en-oeuvre reste totalement ouverte aux collaborations multiples, dessinant une trajectoire de recherche expérimentale et créative, pleine de carrefours, de traverses et de dérivations, initiant des instances discursives et critiques autour de l’oeuvre en train de se faire.
Redonner place à chacun dans le processus de co-création : chacun ses points de vue et ses techniques de fabrication, tous assemblés le temps d’un moment d’atelier de co-création et de fabrication coopérative, afin de mettre en jeu et de construire une vision commune d’action collective publique et esthétique, de favoriser le mixage poétique des formes plastiques et le partage vécu du sensible.
Les personnes rencontrées, les gestes essentiels, les souffles nécessaires et les paroles échangées deviennent « figures de l’oeuvre ». La question symbolique du rapport à l’autre devient dès lors centrale, et dessine par touche le récit commun d’une nouvelle réalité désirable.
« J’appellerais « la participation non éduquée » de l’autre dans la pratique artistique, son intervention participative en tant que forme de stimulation et de récupération de la capacité créatrice inhérente à la condition humaine ». (Joseph Beuys Bâtissons une cathédrale, Conversations entre Beuys, Kounellis, Kiefer et Cucchi, Paris, L’Arche, 1988, p. 171-173)
Cette « participation volontaire, corporelle, simple et non éduquée » dont parlait Joseph Beuys est cette participation artistique dans laquelle l’autre n’a besoin que d’être lui-même en puissance pour intervenir, avec ses propres savoirs (réflexion, conscience, présence, parole, geste, savoir-faire, force sociale, potentialités créatives), elle doit rester simple, mais significative pour le participant, générant une plus grande confiance en lui-même.
Ce type de participation doit permettre de ménager un nombre important de projections affectives non-préconçues, de possibles rapprochements psychologiques, émotionnels ou intellectuels, parmi les personnes participantes. Le temps de l’oeuvre, ces relations de proximité accompagnent la perception, que nous pouvons avoir en commun, de nos territoires de vie, sans édulcorer le sens critique et la dispute esthétique.
« L’artiste n’est pas seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’oeuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif ». (Marcel Duchamp, Devant le Grand verre, 1915-1923) « L’art s’occupe d’un produit qui a deux pôles : le pôle de celui qui fait l’oeuvre et le pôle de celui qui la regarde. Je donne autant d’importance à celui qui la regarde comme à celui qui la fait ». (Pierre Cabannes, Conversations avec Marcel Duchamp, 1972, p.110)
Des ateliers permanents de création collective
La démarche de création partagée se développe sous forme de permanence artistique, infiltrée au cœur de la ville, hors des lieux normés de représentation de l’art contemporain, hors du système programmatique des résidences institutionnelles. Elle s’active comme une instance de veille réflexive et d’exploration de nouvelles formes de relations esthétiques et se met-en-oeuvre concrètement à partir d’ateliers de pratiques artistiques variées, selon des dynamiques de projets émergentes du terrain. Ces formes d’ateliers publics, esthétiques et coopératifs se développent en format sériel sur un temps long dans l’espace social et public et se nomment : « Actions collectives », « Campements urbains » ou « Espaces à vivre »…
La démarche de création partagée s’expérimente à partir de divers protocoles de production coopérationnelle qui se développent sur de multiples temporalités, espaces et modalités de fabrication. Des procédés relationnels sont mis-en-œuvre sur l’espace et le temps publics : rendez-vous, échanges, ménagements de temps et de rencontres, recherches et réalisations formelles collaboratives.
Une première forme esthétique hospitalière est proposée systématiquement comme amorce du process créatif, comme une invitation à co-créer. Elle prend la forme d’un campement urbain, un atelier à ciel ouvert, une séance de recherche esthétique, une première forme esthétique, une page blanche impressionnable… Par sédimentation successive, les personnes invitées y déposent à leur tour leurs parts, leurs actes inventifs, en partant de leurs propres situations, vécus et savoirs.
Ensuite, des ateliers de création collective sont proposés, sur des rythmes variés, hebdomadaires ou intensifs, afin de chercher, trouver les idées et les manières de concevoir l’oeuvre et la réaliser dans un partage de compétences, chacun participe librement à sa mesure, fortement stimulé par le travail en commun, chacun se trouvant surpris de dépasser les lignes de son propre savoir-faire.
Régulièrement des plénières sont organisées pour retrouver un espace critique autour de la réalisation des œuvres en cours. L’art développé sur ce mode expérimental devient alors un geste performatif au quotidien et un espace critique au temps présent.
Ce qui comptent ce sont les relations, les émotions esthétiques et partageables par chacun, porté par une envie persistante de partager et d’accomplir humblement des choses ensemble, pris dans un mouvement de « plus de vie » avec tous, curieux de s’ouvrir à la richesse des autres et les accueillir. Conscients que cette friction-même ouvre de nouvelles perspectives sensibles, intelligentes et instructives, pour chacun.
Donner forme à cette pratique collective, c’est déplacer les lignes de partage culturel. C’est partager le temps d’un moment libérateur et créatif, une part d’émotion et d’être au monde. « Cette sculpture sociale » dessine ainsi, selon les projets, des communautés aléatoires qui contribuent à la formation de collectifs d’actions symboliques, remettant en question la (re)distribution des rôles, des territoires existentiels, des places et des langages de chacun. C’est l’idée d’une nécessité d’appliquer l’art et la création à tous les domaines et les actes de la vie, de proposer un art pour tous, d’imaginer un processus de création ouvert à tous.
Des formes plastiques créoles, brutes et combinatoires
Des métissages esthétiques et des figures rhizome
Une œuvre archipel, éclatée et assemblée : féconde hybridation et collusion sauvage
Des formes plastiques créoles, brutes et combinatoires
Le protocole initial de création partagée (recherche et fabrication à plusieurs mains) implique le caractère composite et combinatoire des œuvres plastiques, afin de laisser place à la diversité des implications potentielles dans le processus créatif. Elles sont volontairement hybrides et créoles, cultivant un intérêt majeur pour un questionnement des frontières disciplinaires, sociales et géographiques. Elles sont ouvertes et combinent de nombreuses collaborations : interdisciplinaires, professionnelles comme amateures.
Elles expérimentent de nouvelles pratiques poétiques et symboliques.
Elles se matérialisent sous forme d’installations plastiques intermédia : visuelles, tactiles et sonores. Elles rassemblent diverses techniques de représentation : écritures, dessins, peintures, sculptures, photographies, films, performances ; ett articulent différentes matérialités, gestes et affects.
Les oeuvres plastiques collaboratives admettent alors des échappées esthétiques variables (manipulations et détournements de sens, glissements de formes et élargissement des matérialités).
Elles occupent l’espace d’exposition choisi (espace public, lieux sociaux, salle commune), souvent en dehors des espaces normés de l’art contemporain. Elles se déplient, se déploient, s’adaptent in situ au lieu de monstration. Souvent immersives, elles modifient en profondeur la présence même du visiteur qui se retrouve inclus dans l’oeuvre, brisant ainsi le cadre traditionnel de l’espace de monstration dédié aux oeuvres, et stimulant une curiosité active de sa part.
Des métissages esthétiques et des figures rhizome
Les pièces artistiques sont conçues comme des espace-temps frictionnels de transformation du langage (signes, mots et images), sur des registres esthétiques variables. Les agencements matériels (montage, collage, tissage et composition) et les arrangements esthétiques se construisent comme des actions et des situations poétiques volontairement hybrides. Elles ressemblent à la vie, faite de dialogue entre les formes, entre les parties présentes, de confiance réciproque, de coexistence créatrice et féconde, coopérations frictionnelles et expressions critiques dissonantes comprises.
« Le concept de créolisation est le métissage qui produit de l’inattendu (…) est le mouvement perpétuel d’interpénétrabilité culturelle et linguistique qui accompagne la mondialisation culturelle ». (Edouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Poétique IV, Gallimard, Paris,1997 ). D’ailleurs, le dessein de cette nouvelle mondialité réfute la notion fallacieuse d’identité qui caractérise « ce qui ne change pas, ce qui reste identique ». D’après Edouard Glissant, cette notion identitaire ne peut donc se rapporter à aucun être humain mondialisé ni, surtout, à aucun groupe humain composite, elle est volontairement cultivée pour opposer les peuples et les soumettre.
Edouard Glissant a érigé la créolisation comme le nouvel idéal humain en tant que condition et perspective de développement de la condition humaine mondialisée. Ce caractère imprévisible de la rencontre et du brassage interculturel est essentiel, il donne bien sûr une infinie diversité aux identités et aux expressions, et joue de cette totale liberté de re-composition.
« Chacun peut changer en échangeant avec l’autre sans se perdre, ni se dénaturer ». (Edouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Poétique IV, Gallimard, Paris, 1997)
La figure rhizomatique de cette nouvelle communauté mondiale, sans centralité, sans hiérarchisation, sans région du monde prioritaire, permet la rencontre des cultures distinctes qui se mêlent, s’entrechoquent, se croisent et élaborent parfois des alliages géniaux, et des entités culturelles inédites. La notion de différence, à partir de ces apports divers est entrée dans la pensée mondiale. La diversité a pénétré l’inconscient du monde.
« Alors que la racine arborescente est unique et tue autour d’elle pour exister, celle du rhizome s’étend à la rencontre d’autres racines. Le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque. Chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents, et même des états de non-signe. (…) Il est fait de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. Il constitue des multiplicités non-linéaires, étalables sur un plan de consistance, pouvant changer de nature et se métamorphoser. Le rhizome procède par variations, expansion, conquête, capture, piqûre. C’est un système a-centré, non hiérarchique et non signifiant, sans Général, sans mémoire organisatrice ou automate central, uniquement défini par une circulation d’états, par toutes sortes de « devenirs possibles ». (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux – Capitalisme et schizophrénie 2, éd. Minuit, Paris,1980)
La pensée en rhizome est impure et puissamment vitale : figure du réseau, du monde en relation, elle est contemporaine.
Plastiquement, la structure rhizomatique se construit à partir de plateaux solides et nœuds stables mis en relation par des liens fertiles. Elle produit une forme qui peut être toujours démontable, connectable, renversable, modifiable, à entrées et sorties multiples, avec ses lignes de fuite. En totale expansion. La forme rhizome devient variable, nomade et ne peut faire « modèle », car tout élément, sans cesse redistribué, peut affecter ou influencer tout autre. Ce modèle décentré représente mieux la réalité, proche de la structure de la nature. C’est un outil efficace pour mieux penser la diversité du corps social et la mouvance du monde.
Une œuvre archipel, éclatée et assemblée : féconde hybridation et collusion sauvage
Le collage et le montage sont des techniques de création qui consistent à organiser, combiner, assembler entre eux des éléments séparés, de nature hétéroclite (images, dessins, matières, objets). Par des jeux précis de mise en relation (liaison, déliaison, juxtaposition, analogie, rupture, dialogue), les éléments disparates sont perpétuellement recyclés dans une nouvelle composition. Elle jouent sur la contradiction des éléments juxtaposés pour ouvrir un nouveau champ de perception : critique, métaphorique, poétique dépassant et décalant la représentation du réel.
« Le collage naît de la rencontre entre des réalités différentes sur un plan qui n’y semble pas approprié, et l’étincelle de poésie surgit du rapprochement de ces réalités » ( Max Ernst, artiste surréaliste, 1921)
Le montage par collage ouvre au désir d’expérimentation de formes variables d’expression et d’interprétation, laissant place à la diversité des subjectivités personnelles. Ainsi, il est possible de dire que le collage est, plus qu’un procédé technique matériel, il devient un mode spécifique de pensée non univoque qui ouvre à de nouvelles significations et représentations, par « sampling » et emprunts de fragments de matérialités variées et d’expressions diverses. Combiner, assembler, intégrer, plusieurs fragments de façon synchrone, dans un même espace-temps ; chaque élément de la composition conserve son intégrité sans occulter les autres, et s’intègre à « la totalité dans un même moment » (synchronicité).
« Cette logique de montage implique qu’il n’y a pas une seule vision vraie du monde, mais plusieurs modes simultanés de construction de mondes possibles » (Magali Nachtergael, Le collage : une lecture épistémocritique du réel, Acta Fabula, Notes de lecture, 2010)
Les pièces plastiques composites et rhizomatiques rendent possible la participation active des habitants à la recherche artistique et au processus créatif. Chacun peut prendre part à leur réalisation concrète, combinant les points de vue et les modes de fabrication, métissant les divers registres esthétiques et échelles de représentation. Tous assemblés, pour mettre en jeu et construire, le temps d’un moment, une vision commune d’action collective publique et esthétique.
Ce langage plastique, visuel et sonore combinatoire permet d’intensifier de nouveaux pôles d’intérêt relationnels des uns pour les autres, de créer une « poésie spéciale », des « zones-images d’intensités actives ». C’est une expérience sensible et ouverte, où le visiteur est confronté à une œuvre qui lui demande un parcours, points par points, des différents éléments qui la composent, réservant de possibles surprises et des interprétations plurielles, pouvant ouvrir de nouveaux territoires existentiels habitables par chacun.
Edouard Glissant propose une Pensée-Monde, Celle d’une poétique de la relation, une mise en relation complexe et inouïe, entre les imaginaires, entre les langues et entre les cultures. (Edouard Glissant, Introduction à une Poétique du divers, Gallimard, Paris, 1996)
Ces formes esthétiques hybrides, celles du Tout-Monde, représente l’irrésistible créolisation du monde actuel.
Par flottage, tremblement et friction, les régions éparses du monde et les entités culturelles distinctes se mettent en contact les unes avec les autres, sous forme d’un archipel symbolique. Cette figure d’archipel-monde crée un changement des imaginaires et produit constamment de nouvelles réalités sociales et esthétiques, où la liberté d’agir et d’expression d’un peuple mondial multi-couleurs est imprimée en figures singulières, en formes poétiques ouvertes et métisses, aux contours flous, mouvants, actifs et vivants.
Nous tentons l’expérience d’un Tout-Monde polyphonique, dessinant l’horizon d’un monde-archipel à vivre en commun.