Une oeuvre ouverte à tous
Une pratique artistique à partager
Des ateliers permanents de création collective
Une oeuvre ouverte à tous
L’ouverture de l’oeuvre suppose l’organisation minutieuse et calculée de l’ouverture d’un champ de possibilités : l’oeuvre s’ouvre alors à diverses interprétations, à diverses participations, à diverses réactualisations, en dehors de toute trame narrative préétablie trop excluante. La rencontre avec ce qui est surprenant, avec ce qui rompt avec les habitus, avec ce qui éveille la sensibilité critique, constitue toujours un ferment actif et ouvre l’imagination.
L’oeuvre existe alors grâce à la créativité qu’elle suscite chez le participant actif ou le simple regardeur, devenant l’espace-temps matérialisé immersif qui fait permuter des fragments de réalités composites et qui peut insinuer des expressions et des lectures infinies. Elle reste en mouvement dans une continuelle reconstruction, au plus près du mouvement de la vie dans la multiplicité de ses possibles directions.
« Produire une Oeuvre ouverte, c’est permettre au spectateur d’intervenir dans la transformation de l’oeuvre en cours, de faire partie de l’oeuvre et de s’intégrer comme un participant actif de la création propre » (Umberto ECO, La définition de l’art : l’Oeuvre ouverte, 1965). Élargir cette notion d’ouverture de l’oeuvre jusqu’à l’ouvrir à la participation de chacun intéressé.
Dans ce sens, il paraît donc de première importance de favoriser la création d’oeuvres ouvertes à la participation et à l’éducation artistique. Pour cela, il faudrait imaginer une pratique artistique qui favorise la dimension participative en privilégiant diverses manières créatives et déclencheurs potentiels : nécessité de laisser des choses non réglées, inachevées, ouvertes aux suggestions et implications diverses, inviter l’imagination de l’autre à intervenir mentalement et factuellement à la continuation de ce qui est réalisé, ménager plusieurs formes de contact avec la forme en train de se faire. Mettre-en-oeuvre un processus de création plus ample, complexe et immersif où chacun peut trouver sa place et tirer son fil de pensée intelligible.
« Les conditions de la vie doivent changer – la régénération ne viendra que du champ élargi de l’art. » (Joseph Beuys, Le concept élargi de l’art, 1988. Josef Beuys est un des membres du mouvement Fluxus, dont la maxime est : « Toute l’existence passe par le flux de la création et de la destruction » (phrase d’Héraclite). Il s’agit de trouver des matérialités plastiques et des actes inventifs qui régénèrent, stimulent et actualisent la conscience que l’homme possède de ce qui l’entoure et le rend vivant.
Ce concept élargi de l’art : l’acte créatif est plus important que l’oeuvre d’art, est la thèse de Joseph Beuys, qu’il appelle aussi « sculpture sociale ». Pour lui, l’art c’est la vie. L’art est action, et il doit être enseigné à tous, suivant les préceptes du pédagogue Rudolph Steiner, qui pose « le principe de la liberté de s’exprimer et d’agir comme but suprême de la société ».
« Tout le monde est artiste au sens où il peut donner forme à quelque chose… et ce qui doit à l’avenir prendre forme est ce que l’on appelle « Sculpture Sociale de chaleur ». Procédé thérapeutique, mais aussi procédé de réchauffement, entre les hommes, il va évidemment de pair avec le principe de fraternité, et l’augmentation de la conscience humaine qui devrait permettre de s’émanciper et de triompher de l’aliénation propre au monde du travail » (Joseph Beuys, La sculpture sociale, 1982)
« La sculpture sociale » est une forme spatiale de chaleur qui peut surgir spontanément dans l’espace qui existe entre les hommes, entre deux ou plusieurs personnes ou entre une personne et un objet. Selon Joseph Beuys, toutes matières, gestes et paroles qui augmentent par le biais de sa créativité, la sensibilité et l’individuation inédite de chacun, réconcilient l’individu avec son environnement.
En effet, c’est parce que l’anonyme, l’individu singulier porteur de sa propre culture et de son savoir, peut s’inscrire dans une action symbolique et transcrire son devenir potentiel, qu’il peut librement accéder à une représentation singulière de lui-même aux yeux des autres, et participer mieux à un corps social émancipé. C’est une manière de penser l’art et ses sujets, de mettre en œuvre un processus de création partageable entre participants.
« Chaque homme est un artiste en puissance. Il s’agit d’une potentialité (…) Le seul acte plastique véritable, consiste dans le développement de la conscience humaine » (Joseph Beuys, Fondation de la F.I.U. Université Internationale Libre pour la créativité et la recherche interdisciplinaire, 1973, Documenta 6, Kassel, 1977).
« Chaque homme est un artiste (potentiel) ». Cette affirmation est la base du travail artistique de Beuys et sa contribution majeure à l’histoire de l’art contemporain. Il affirme que pour sortir de sa barbarie et son obscurantisme, chaque homme peut cultiver son devenir artiste et « transformer la matière dans son état magmatique et chaotique en lui donnant une forme d’art en tant qu’éducation. Une pratique qui tend vers le social et arrive à pénétrer chacun, dans une intention émancipatrice ». D’après lui, l’art doit être enseigné à tous en tant que praxis, non pas pour que tout le monde devienne artiste, au sens classique du terme, mais pour que tous applique le principe de l’art (le potentiel d’imagination et de création) à son quotidien, afin de créer les conditions de l’expérience de la liberté.
Pratiquer le principe de l’art, le potentiel libérateur d’imagination et de création, c’est l’invitation par laquelle Joseph Beuys nous conduit à repenser notre relation esthétique au monde. C’est une tentative : un peu plus d’art, pour plus d’humanité.
« Ce fil qui circule entre tous, nous relie et fait de nous des êtres d’esprit nourris des combats politiques et poétiques de tous les autres, ceux d’avant, ceux de maintenant, ceux d’après. C’est ce que les vieux Chinois appelaient la « Longue vie » (Armand Gatti, Rêve d’humanité, janvier 2017)
Une pratique artistique à partager
Le collectif artistique est pensé comme un rassemblement temporaire de personnes et d’énergies dans une vision souple et ouverte, autour d’un objet à construire. À géométrie variable, autour du noyau dur (les 3 plasticiennes), d’autres personnes s’associent : habitants, acteurs sociaux, professionnels, artistes, selon les projets.
« Il s’agit toujours de trouver pour chaque projet artistique les « justes » instances de co-production créative, à dimension humaine »
« C’est un art orienté altérité » qui prend au sérieux l’intérêt porté aux savoirs (être et faire) des autres, quelqu’ils soient. Il révèle l’urgence d’envisager l’autre, d’être réceptif aux savoirs et sensibilités qu’il porte en lui et qu’il comprend, de renégocier du sens aux autres, et mieux encore de reconnaître le « sens des autres ».
C’est dans cette rencontre de soi vers l’autre que se loge le temps incalculable de la riche expérience de l’altérité.
Ouvrir l’oeuvre à l’altérité : à la présence active des autres, où chacun, faiseur et récepteur, participe intuitivement ou savamment, à la réalisation d’oeuvres plastiques, pouvant intervenir de façon multisensorielle et sensible. De la recherche et à la fabrication, la mise-en-oeuvre reste totalement ouverte aux collaborations multiples, dessinant une trajectoire de recherche expérimentale et créative, pleine de carrefours, de traverses et de dérivations, initiant des instances discursives et critiques autour de l’oeuvre en train de se faire.
Redonner place à chacun dans le processus de co-création : chacun ses points de vue et ses techniques de fabrication, tous assemblés le temps d’un moment d’atelier de co-création et de fabrication coopérative, afin de mettre en jeu et de construire une vision commune d’action collective publique et esthétique, de favoriser le mixage poétique des formes plastiques et le partage vécu du sensible.
Les personnes rencontrées, les gestes essentiels, les souffles nécessaires et les paroles échangées deviennent « figures de l’oeuvre ». La question symbolique du rapport à l’autre devient dès lors centrale, et dessine par touche le récit commun d’une nouvelle réalité désirable.
« J’appellerais « la participation non éduquée » de l’autre dans la pratique artistique, son intervention participative en tant que forme de stimulation et de récupération de la capacité créatrice inhérente à la condition humaine ». (Joseph Beuys Bâtissons une cathédrale, Conversations entre Beuys, Kounellis, Kiefer et Cucchi, Paris, L’Arche, 1988, p. 171-173)
Cette « participation volontaire, corporelle, simple et non éduquée » dont parlait Joseph Beuys est cette participation artistique dans laquelle l’autre n’a besoin que d’être lui-même en puissance pour intervenir, avec ses propres savoirs (réflexion, conscience, présence, parole, geste, savoir-faire, force sociale, potentialités créatives), elle doit rester simple, mais significative pour le participant, générant une plus grande confiance en lui-même.
Ce type de participation doit permettre de ménager un nombre important de projections affectives non-préconçues, de possibles rapprochements psychologiques, émotionnels ou intellectuels, parmi les personnes participantes. Le temps de l’oeuvre, ces relations de proximité accompagnent la perception, que nous pouvons avoir en commun, de nos territoires de vie, sans édulcorer le sens critique et la dispute esthétique.
« L’artiste n’est pas seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’oeuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif ». (Marcel Duchamp, Devant le Grand verre, 1915-1923) « L’art s’occupe d’un produit qui a deux pôles : le pôle de celui qui fait l’oeuvre et le pôle de celui qui la regarde. Je donne autant d’importance à celui qui la regarde comme à celui qui la fait ». (Pierre Cabannes, Conversations avec Marcel Duchamp, 1972, p.110)
Des ateliers permanents de création collective
La démarche de création partagée se développe sous forme de permanence artistique, infiltrée au cœur de la ville, hors des lieux normés de représentation de l’art contemporain, hors du système programmatique des résidences institutionnelles. Elle s’active comme une instance de veille réflexive et d’exploration de nouvelles formes de relations esthétiques et se met-en-oeuvre concrètement à partir d’ateliers de pratiques artistiques variées, selon des dynamiques de projets émergentes du terrain. Ces formes d’ateliers publics, esthétiques et coopératifs se développent en format sériel sur un temps long dans l’espace social et public et se nomment : « Actions collectives », « Campements urbains » ou « Espaces à vivre »…
La démarche de création partagée s’expérimente à partir de divers protocoles de production coopérationnelle qui se développent sur de multiples temporalités, espaces et modalités de fabrication. Des procédés relationnels sont mis-en-œuvre sur l’espace et le temps publics : rendez-vous, échanges, ménagements de temps et de rencontres, recherches et réalisations formelles collaboratives.
Une première forme esthétique hospitalière est proposée systématiquement comme amorce du process créatif, comme une invitation à co-créer. Elle prend la forme d’un campement urbain, un atelier à ciel ouvert, une séance de recherche esthétique, une première forme esthétique, une page blanche impressionnable… Par sédimentation successive, les personnes invitées y déposent à leur tour leurs parts, leurs actes inventifs, en partant de leurs propres situations, vécus et savoirs.
Ensuite, des ateliers de création collective sont proposés, sur des rythmes variés, hebdomadaires ou intensifs, afin de chercher, trouver les idées et les manières de concevoir l’oeuvre et la réaliser dans un partage de compétences, chacun participe librement à sa mesure, fortement stimulé par le travail en commun, chacun se trouvant surpris de dépasser les lignes de son propre savoir-faire.
Régulièrement des plénières sont organisées pour retrouver un espace critique autour de la réalisation des œuvres en cours. L’art développé sur ce mode expérimental devient alors un geste performatif au quotidien et un espace critique au temps présent.
Ce qui comptent ce sont les relations, les émotions esthétiques et partageables par chacun, porté par une envie persistante de partager et d’accomplir humblement des choses ensemble, pris dans un mouvement de « plus de vie » avec tous, curieux de s’ouvrir à la richesse des autres et les accueillir. Conscients que cette friction-même ouvre de nouvelles perspectives sensibles, intelligentes et instructives, pour chacun.
Donner forme à cette pratique collective, c’est déplacer les lignes de partage culturel. C’est partager le temps d’un moment libérateur et créatif, une part d’émotion et d’être au monde. « Cette sculpture sociale » dessine ainsi, selon les projets, des communautés aléatoires qui contribuent à la formation de collectifs d’actions symboliques, remettant en question la (re)distribution des rôles, des territoires existentiels, des places et des langages de chacun. C’est l’idée d’une nécessité d’appliquer l’art et la création à tous les domaines et les actes de la vie, de proposer un art pour tous, d’imaginer un processus de création ouvert à tous.